Sitti : Archéologie d’un contrat social et d’une cosmogonie du droit
- Ali MOUSSA IYE

- 29 oct.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 31 oct.

La colline du pacte : une archéologie du lien
L’histoire africaine, lorsqu’elle se libère du regard colonial et se déploie dans la durée longue, révèle la créativité des peuples africains pour réconcilier les hommes avec leur environnement, la vie en communauté avec l‘exercice du pouvoir, les droits humains avec les devoirs écologiques.
La colline de Sitti, surprenante élévation dominant une grande plaine située entre l’Éthiopie, Djibouti et la Somalie est une illustration saisissante de cet effort de l’Homme africain pour produire son histoire.
C’est là, au sommet de cette colline austère et lumineuse, qu’aurait eu lieu, il y a près de cinq siècles, la grande assemblée fondatrice du Xeer Issa, Ce morne de pierre est devenu, un lieu de récits, une table de lois, bref un relief habité par l’histoire et la mémoire.
Ayant activement participé au processus pour la reconnaissance du Xeer comme Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2024, l’idée de proposer Sitti comme un des hauts lieux de patrimoine culturel africain, m’apparut donc comme une suite logique et cohérente. C’était une démarche nécessaire à accomplir pour ancrer ce contrat socio-politique dans la géographie régionale.
J’ai convaincu mon collègue et ami Professeur Augustin F. C. Holl, archéologue reconnu internationalement et cofondateur de notre think tank « AFROSPECTIVES » d’effectuer une visite d’évaluation de ce site.

La visite a eu lieu en février 2025 avec l’aide d’organisations de la société civile djiboutienne et des autorités locales de l’Etat régional somali d’Ethiopie. Le rapport rédigé par Pr Holl, met tout d’abord en lumière un site archéologique d’une densité exceptionnelle :
Des nécropoles pré-Xeer, aux architectures circulaires scandées par des niches cardinales ;
Des structures d’habitat pastoral – corrals, enclos, cercles de pierre – témoignant de modes d’occupation saisonniers ;
Au sommet, le cercle de délibération du Xeer, orné de gravures animalières et de signes lignagers, situé à plus de 800 mètres d’altitude ;
Ce faisceau d’indices révèle ce que Holl nomme une territorialité pastorale : un système d’occupation du sol fondé non sur la propriété mais sur la mobilité, la circulation des alliances et la gestion collective des ressources.
Ainsi, le Sitti n’est pas un simple relief : c’est un nœud de réseaux écologiques et symboliques, un « espace-mémoire » où la géologie, l’économie et la spiritualité s’interpénètrent.

Selon Professeur Holl, les tombes circulaires observées au pied de la montagne rappellent, par leur symétrie cosmique, les architectures funéraires sahariennes du Néolithique (Paris 1996). Leur orientation selon les points cardinaux évoque un rapport à la totalité : la mort y devient passage entre les quatre directions de la vie.
Au-dessus, les enclos de pierre marquent les rythmes de la transhumance ; ils inscrivent dans la roche la grammaire d’un monde où le mouvement est loi. Et au sommet, le cercle du Xeer — espace de dialogue et de prise de décision collective— traduit la circularité comme principe de gouvernement : nul centre absolu, mais une parole qui tourne et se conclut par des décisions de consensus.
La crête offre une vue incroyable de 360 degrés et apparait aussi comme un exceptionnel poste d’observation astronomique et astrologique. Le site du Sitti peut être envisagé aussi comme une montagne cosmique, un axis mundi africain reliant la profondeur du sol à la voûte céleste.
Les gravures observées sur le sommet — animaux, signes, symboles de clan — ne sont pas de simples ornements : elles expriment la présence du sacré dans le quotidien pastoral. L’animal, partenaire du nomade, y figure la continuité entre l’humain et le vivant ; le signe, transmis de génération en génération, enracine l’identité dans la mémoire de la pierre.
Ce lieu de rencontre, où se nouaient alliances matrimoniales et pactes politiques, est la matrice d’une écologie sociale – un modèle de gouvernance soucieux de l’équilibre entre les hommes et avec l’environnement.

Le Xeer : Une cosmopolitique du consensus
Cette archéologie du site de Sitti confirme ce que j’évoque dans mon livre « Le Verdict de l’Arbre (1991) et dans mon récent papier « The Issa Xeer: Learning from the Wisdom of the Tree », paru dans l’ouvrage collectif que j’ai codirigé avec Prof. Holl « Beyond Mimicry : The Potential of African Endegenous Governance Systems (2024).
J’y analyse la philosophie politique porté par le Xeer comme une philosophie du lien, comme une cosmopolitique du monde pastoral. La justice n’est pas une sentence de punition mais plutôt un acte écologique de réparation et de compensation, pour maintenir l’harmonie entre les humains et entre ces derniers et leur milieu. La transgression n’est pas un crime individuel, mais une rupture du pacte entre les vivants, les morts et la terre. Le Xeer reflète, dans ses différentes composantes (droit pénal, constitution politique, code de conduite social), ce souci constant de la médiation et de l’harmonie.

Suite à son expédition d’évaluation, professeur Holl atteste de la valeur exceptionnelle du site et le considère comme un laboratoire pour une archéologie prometteuse dans cette partie de la Corne de l’Afrique. Il préconise de lancer un véritable projet de recherche associant des chercheurs et des étudiants des trois pays concernés ( Djibouti, Ethiopie, Somalie). Cette mission permettrait par le biais d'une cartographie systématique de tous les sites visibles autour de la crête montagneuse de Sitti, de tracer les grandes lignes d'une chronologie pour ancrer solidement dans l'histoire ce qui s'est passé autour de la colline. Les résultats de cette recherche servirait de base au dossier d’inscription de Sitti comme site du patrimoine culturel de l’humanité, démontrant ainsi les liens entre l’immatériel et le matériel, dans une perspective holistique africaine du patrimoine.
Mais au-delà des protocoles scientifiques, cette recherche qui vise à réhabiliter la pensée africaine du paysage s’inscrit dans la vision d’AFROSPECTIVES: repenser les contributions africaines à l’humanité, construire des épistémologies du Sud jetant un nouveau regard sur le rapport entre science et savoirs endogènes, créations intangibles et réalisations matérielles.
Dans cette perspective, le site de Sitti n’est pas seulement une relique : il est un miroir de notre rapport au monde. Il nous invite à relire la civilisation pastorale non comme un vestige d’un âge révolu ou dépassé, mais comme une forme d’intelligence écologique et socio-politique dont l’humanité moderne aurait beaucoup à apprendre.
Sitti, montagne du pacte, incarne la rencontre entre mémoire et prospective : c’est un lieu où la tradition devient ressource d’avenir. En cela, il rejoint les grands sites de cosmogonies africaines inscrits au patrimoine mondial – du Simien en Ethiopie au Kilimandjaro au Kenya, du Fouta Djalon en Guinée au Hoggar en Algérie – où la montagne est à la fois sanctuaire du sacré, pilier du ciel et gardienne de la parole et des savoirs cosmogoniques. À travers ces montagnes, l’Afrique se raconte elle-même, non pas dans la nostalgie du passé, mais dans l’invention d’un futur fidèle à ses philosophies de l’équilibre.
Vers une autre patrimonialisation
L’inscription du Xeer au patrimoine immatériel ne serait donc qu’une première étape. Le massif de Sitti, comme lieu de transhumance des peuples de la région et comme espace-source de la cosmopolitique du Xeer : non pas seulement en tant que site archéologique, mais comme écosystème qui conjugue la sagesse des ancêtres et celle du paysage.
Dans une Afrique en quête de sa souveraineté, Sitti s’inscrirait ainsi dans cet effort de réappropriation de l’histoire des civilisations africaines et de réévaluation de leurs apports à l’évolution de l’humanité.
Ali Moussa Iye
Co-Fondateur d'Afrospectives | Anthropologue Politique

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Références bibliographiques
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Holl, A. 1998 b Livestock Husbandry, Pastoralisms, and Territoriality: The West African Record. In A.F.C. Holl, Guest-editor The Dawn of African Pastoralism, Special Issue Journal of Anthropological Archaeology 17: 143-165.
Holl, A. F. C. 2013 Grass, Water, Salt, Copper, and Others: Pastoralists’ Territorial Strategies in Central Sudan. Archaeological Papers of the American Anthropological Association. 22: 39–53.
Moussa Iye, A. 2019 Le Verdict de l’Arbre: Essai sur unedDémocratie endogène africaine. Réedition, Djibouti, France, Editions Francolin
Moussa Iye, A Le choix de l’Ugaas dans la tradition du Xeer : un processus original pour désigner un roi, 2010, Djibouti
Moussa Iye, A. 2025 The Issa Xeer: Learning from the wisdom of the Tree. In Beyond Mimicry: The Potential of African Endogenous Governance Systems. Edited by A. Moussa-Iye and A. F. C. Holl. Pp. 95-122. Berlin/Boston; De Gruyter.
Paris, F. 1996 Les Sepultures du Sahara Nigerien, du Neolithique a l’Islamisation. Paris, Editions de l’ORSTOM.
Zerfu, F., Mektel, A. and Bogale, B. 2019 Land Use and Land Cover Dynamics in the North-Eastern Somali Rangelands of Eastern Ethiopia. International Journal of Geosciences, 10, 811-832. https://doi.org/10.4236/ijg.2019.109046.


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