Entrée apparemment par effraction dans le quotidien de milliards d’habitants de la planète, la maladie à coronavirus 2019 désignée Covid-19 a plongé une partie du monde dans une expérience inédite au premier trimestre de l’année 2020. Sa contagiosité exponentielle, sa charge d’incertitude médicale et ses dramaturgies politiques ont pris d’assaut les routines, distendu les sociabilités, dérouté les priorités affichées de populations désemparées.
Un moment initiatique, une société de masques
Maladie émergente sans solution unanimement admise ou reconnue, la pandémie mondiale a réussi en quelques semaines, ce que contestations, guerres, crises financières, terrorismes n’avaient pas, pour la période contemporaine, obtenu. Mettre l’humanité en situation de retraite spirituelle, la sortir un temps de la frénésie des injonctions utilitaristes, amputer les activités sociales, suspendre nombre de loisirs et d’ostentations. Un confinement contraint même relatif, qui ressemble aux grandes initiations traditionnelles par lesquelles, les sociétés anciennes transmettaient aux jeunes générations le sens caché des choses, les sacrifices expiatoires et propitiatoires. Ces moments singuliers impliquaient un sevrage social périodique au cours duquel un changement d’identité des initiés s’opérait, au milieu d’une forte ritualisation impliquant des masques... Le Covid-19 met en scène, lui aussi, une société de masques, non pas baoulé, sénoufo, fang, tchokwe ou zulu, mais des masques sanitaires.
L’économie globale du déconfinement, bien que vécue depuis des sites différents, et déployant des interprétations épidémiologiques locales, impose une désintensification des flux économiques et sociétaux : productions, travail, consommation, voyages, transports, fiscalités, dettes, services, écoles, etc. Conjoncturellement et inégalement, les Etats tentent de subventionner un minimum d’activités incompressibles, par des injections de liquidités vers les organisations, les entreprises, les ménages et groupes fragilisés. Vers les groupes dominants de la finance aussi et substantiellement.
Au milieu de quelques traits généraux tétanisants, et non sans paradoxes, surgissent des « réalités » que seul un débranchement initiatique pouvait aider à dévoiler : l’inimaginable défaillance de l’hyperpuissance occidentale, la Chine au secours du monde, la médecine d’urgence cubaine assistant la planète, le Vietnam offrant des masques à l’Union européenne, l’Afrique contenant au moins provisoirement un virus net victorieux des éternels donneurs de leçons … Une foule d’images impensables, qu’on ne saurait dire fugaces ou prémonitoires, portées par le vent improbable de l’événement minoré, colonise momentanément un monde qui se surprend à vaciller dans ses certitudes.
Une irrépressible force de rappel
Si la sagesse suggère la retenue quant à la profusion de projections d’un hypothétique « Après Covid-19 », l’histoire enseigne qu’il n’y a pas d’inévitabilité au changement social, que les crises n’engendrent pas naturellement des systèmes nouveaux et améliorés. Malgré ses quelques 50 à 100 millions de morts, la grippe « espagnole » de 1918 avait été assez vite oubliée dans des régions sévèrement touchées. Plus près de nous, en dépit des énormes coûts sociaux infligés aux sociétés de par le monde, la récurrence des crises des valeurs boursières, des devises émergentes, des dettes souveraines, n’a pas eu pour effet de discipliner les logiques spéculatives des marchés. L’éclatement de la bulle de l’immobilier spéculatif américain en 2008 avait mis en péril l’économie financière mondiale. Pourtant après un onéreux sauvetage sur fonds publics, les choses sont pratiquement revenues au statu quo ante bellum. Ainsi s’entend-il qu’avant de prédire les inévitables chambardements futurs, le moment initiatique du Covid-19 interpelle d’abord sur un état des lieux, révélateur voire possiblement annonciateur, mais avant tout assurément rappel. Force de rappel.
La pandémie mondiale et la qualité des ripostes qu’elle a engendrée ont démasqué la hiérarchie des valeurs qui organise la circulation des raretés et des libertés, la place que la condition humaine, la santé, le vivant occupent dans cet ordre global. Car c’est bien parmi les pays a priori les mieux dotés en moyens budgétaires, humains, technologiques que s’est révélée de façon criarde l’insuffisance d’une réponse politique, managériale, matérielle de base au Covid-19. Alors que des logiques chaotiques de tris sanitaires condamnent des milliers de malades âgés, que le chômage explose, que s’effondrent les cours des matières premières, les indices boursiers se réorientent à la hausse. Et pour cause, les banques centrales, généreuses ici, inondent les circuits financiers usant de politiques dites non conventionnelles. Les puissances de l’armement, celles de la finance et de la surconsommation ne sont pas nécessairement les plus attentives aux vies humaines et à l’environnement en toutes circonstances. Ceci n’a rien d’une conjonction fatale d’incapacités ou d’aléas malheureux, mais relève de conséquences logiques de choix intentionnels de l’organisation humaine dominante : le capitalisme financier.
Le capitalisme financier a inexorablement absorbé ou neutralisé les démocraties libérales et fait de nombre d’appareils politiques ses agents. Il a achevé sa mise à plat de tous les registres du vivant assimilés à des formes de marchandises, d’opportunités lucratives, santé, éducation, alimentation, loisirs, etc. L’extension des sphères monopolistiques par privatisations, libéralisations, politiques dites d’ajustements structurels dictées par les institutions financières internationales (Banque mondiale, FMI) a anéanti souvent les fragiles velléités transformationnelles des pays faiblement industrialisés. Les écrasements sociaux et culturels résultant de ces politiques brutales et agressives, prennent leur part dans la destinée ambigüe de la jeunesse africaine, circulant trop souvent entre sous-emploi, instrumentalisations interlopes et offre de services de survie. Une spirale véritablement infernale, tant la croissance dans les pays exportateurs de matières premières est peu intensive en emplois, alors que la population en âge de travailler s’accroît. La stagnation industrielle segmente le monde du travail entre opportunités décentes accaparées par une minorité privilégiée d’un côté, et de l’autre, « informel », débrouillardises, criminalisations.
Cet ordre global dominé par le capitalisme financier et ses élites centrales et périphériques n’a pas remis en cause, fondamentalement, la colonialité du monde mais s’est nourri d’elle (accumulation primitive), lui rajoutant des servitudes nouvelles (extractivismes). Le Covid-19 rappelle la prégnance des in-souverainetés, des extraversions et dépendances aux visions du monde, productions, institutions extérieures aux vouloirs des Africains. Cependant, affrontant la crise sanitaire, l’Afrique se montre globalement plus résistante et proactive qu’en d’autres domaines. L’impératif d’une transformation générale, cognitive, productive, politique, est bien ce que la grande déstabilisation pandémique porte comme message. Les disparités financières internationales dans l’allocation des stimuli aux économies contrastent avec la perception d’une offre occidentale trop bienveillante d’essais de vaccination sur les populations africaines. Témoignages des asymétries constitutives du monde contemporain ? A la différence du Nord alimenté par profusions monétaires, l’économie confinée au Sud ne signifierait donc pas confinement massif des dettes et intérêts, en particulier pour les Africains télescopés par une crise importée et aux effets probablement durables. La colonialité réécrite par la pandémie aux USA, en Chine, en Europe, en Afrique signe les violences racistes et sexistes, les discriminations et rejets sanitaires dont souffrent les Noirs, les Subalternisés, les classes sociales populaires minorées. L’exemplarité de cette pratique singulière des « droits de l’homme » au cœur de la maladie convoque le contexte historique même de la signature de la « Déclaration universelle des Droits de l’homme » en 1948, en pleine période coloniale.
Un appel aux forces endogènes : le temps d’un panafricanisme créatif
En dévoilant ce qui avait déjà été vu, dit, répété et … oublié, le Covid-19 avant de prescrire ou de s’offrir en une pré-écriture du futur, convoque un rite collectif « d’ouverture des yeux ». Le monde tel qu’il est, la place de la santé humaine, celle des Africains, mais en arrière-plan, les moyens premiers d’une disruption.
D’abord l’appel à l’histoire, vue de l’intérieur avec les paradigmes médicaux et sociétaux qu’elle renferme. En matière sanitaire, les Africains anciens enseignent que la grippe espagnole de 1918 avait durement frappé le continent. Au Cameroun, l’un des premiers romans connus, écrit en langue bulu en 1932 par Jean-Louis Njemba Medou intitulé « Nanga Kon » (Albinos blanc), révèle que la grippe « espagnole » avait massivement décimé les populations, jusqu’à ce que les thérapeutes locaux découvrent un remède efficace à base de plantes. Ce récit illustre l’importance des langues et littératures africaines dans la conservation et l’exploitation des patrimoines sanitaires. L’enjeu des traditions, réévaluées en ressources stratégiques, s’incarne parfaitement dans les médecines autochtones. En ce sens le débat autour du remède malgache appelé CVO-Organics, prend une valeur paradigmatique, puisqu’il remet la question des savoirs locaux, non nécessairement occidentaux, au centre des solutions africaines. Il indique aussi, sans préjuger de ses effets, que l’innovation à partir de l’ancien est possible, le traitement malgache associant des plantes locales à une autre d’origine chinoise, l’artémisia. Face à l’urgence pandémique, plusieurs démarches entreprises de longue date dans cette direction sont révélées au grand public, au Bénin (Apivirine), au Gabon (Fagaricine), au Cameroun (l’archevêque Kleda) entre autres pays.
La créativité et l’innovation des peuples s’expriment dans la confection de masques originaux, dans la fabrication artisanale de lavabos portatifs ou de gels hydroalcooliques locaux, ou encore dans des œuvres artistiques à visée préventive. Cette riposte d’en bas des sociétés responsables, déployant une capacité sous-estimée à agir sur leur devenir, répète la leçon intemporelle que toute solution sanitaire ou transformationnelle est et sera généralement d’abord endogène. Ouverte, évolutive mais d’initiative, d’intention, de contrôle souverainement endogènes. Elle sera nécessairement et sans idéalisation aucune, le fait des Africains : scientifiques, professionnels de santé, tradithérapeutes, ingénieurs, entrepreneurs, artisans, politiques, artistes, etc.
Cette redécouverte des forces de proximité, si peu valorisées dans les idéologies du développement conduit à une nouvelle inculturation des modernités africaines. Les complexes d’infériorité des générations anciennes tombent peu à peu, les nécessités conduisant chrétiens, musulmans, bouddhistes, et autres adeptes de croyances importées, à assumer en toute clairvoyance leurs savoirs ancestraux.
Ce mouvement d’appel aux sources de l’histoire, aux ressources intérieures et à l’innovation est soutenu par de nouvelles formes de mobilisation, transcendant l’espace continental africain. Des collectifs embryonnaires autogènes tracent un trait d’union entre les luttes émancipatrices du continent et celles des diasporas migrantes et afrodescendantes (traites négrières). Ils s’associent ponctuellement sur des causes afro-centrées davantage que sur des statuts. L’affirmation de ces mouvements transcontinentaux réactualise un temps du panafricanisme créatif, moléculaire, distinct sans s’y opposer de celui plus institutionnel des grandes rencontres historiques, ou de l’Union africaine. Ce panafricanisme plus éclaté serait aussi entrepreneurial, intellectuel, digital, disruptif et mobilisé. Il s’enracine autour du primat du partage d’une éthique ubuntu, se référant tant à l’Egypte ancienne (Maât) qu’à la Charte du Mandé et aux sagesses africaines des civilisations référentielles. La nécessité d’un changement générique de paradigme de pensée et d’action, d’un décentrement des imaginaires et d’une provincialisation de l’Europe, est désormais actée par une masse critique d’acteurs panafricains. L’inévitabilité de la critique profonde des pratiques des élites (politiques, économiques, culturelles, ...) s’ancre davantage dans les discours.
L’ADN du panafricanisme, solidarité, souveraineté, émancipations et renaissance africaine, appelle à une économie des coopérations, des mutualisations, des circulations, invitant au partage des charges et des produits. Dans le domaine sanitaire et au-delà, de nouvelles avenues enrichissent les possibles sur le chemin d’une rupture d’avec la reproduction des stratégies perdantes d’exportations de ressources non transformées. Les politiques artisanales, industrielles et digitales de nouvelles générations -décarbonation-, pourront être pensées au regard des dynamiques plurielles d’intégration continentale. Les instruments comme l’Agenda 2063 de l’Union africaine, la 6ème région, la Zone de libre-échange continentale, la Charte africaine de la renaissance culturelle, les projets d’intégration monétaire, dans leurs imperfections, offrent les matériaux de base de la transformation panafricaine de l’Afrique. Pour les futurs africains, la pandémie du confinement et de la distanciation appelle ironiquement à son contraire, l’intégration par la circulation et la proximité par la mise en commun, empruntant à la parole tutélaire de Nkrumah à Bob Marley : « Africa [Must] Unite ».
Le post-Covid africain devra quant à lui réentendre le juriste sud-africain Pixley Seme annonçant le 05 avril 1906 à New York la régénération de l’Afrique « … une nouvelle et unique civilisation devra bientôt être ajoutée au monde », une civilisation « spirituelle et humaniste ».
Martial ZE BELINGA
Co-fondateur d'Afrospectives
Comments