Les récits sont comme des entités qui ont leur propre histoire et trajectoires. Comme les rumeurs, ils échappent parfois au contrôle de ceux qui les ont créés. La capacité à inventer des mythologies et à raconter des récits sur le passé, le présent ou l'avenir est peut-être ce qui distingue le plus les humains des autres êtres vivants. C'est cette capacité qui a été le moteur de l'extraordinaire aventure humaine.
Les récits ont une histoire…
Certes, les mythes fondateurs et les légendes ont d'abord servi à définir notre réponse au mystère de la création, de la mort et de la transcendance, mais aussi à expliquer notre place dans l'univers et notre relation ontologique avec les êtres vivants. Cependant, alors que les mythologies s'attachent généralement à donner un sens à ce qui se passe dans les Cieux, les récits, eux, s'intéressent plutôt à ce qui se déroule sur la Terre. Ils tentent de justifier dans beaucoup de cas les hiérarchies et les relations de domination et d'exploitation entre les individus et les groupes au sein et entre les sociétés humaines. On peut dire que les récits sont en quelque sorte l’idéologisation et l'instrumentalisation des mythes à des fins socio-politiques et économiques.
La religion, la philosophie, l'éducation et les expressions culturelles ont été utilisées pour inculquer des récits qui ont changé le cours de l'histoire humaine. Les mythes du "peuple élu de Dieu", de pouvoir royal incarnant la volonté de Dieu, des castes supérieures chargées d'une mission particulière ou des peuples destinés à obéir à leurs élites font partie de ce genre de récits.
L'efficacité des récits réside dans le fait qu'ils offrent une grille de lecture pour expliquer la complexité de la réalité et répondre à la recherche de certitudes. Mais là où leur utilisation est la plus stratégique, c'est dans les situations de conquête, de domination et d'exploitation pour servir de justification.
Pour de nombreux observateurs de l'histoire européenne, le XVIe siècle a marqué un tournant dans la manière dont les grands récits sont élaborés. La conquête européenne du monde qui a commencé à cette époque fut appelée le "siècle des grandes découvertes". Un siècle qui, pour les habitants autochtones du "Nouveau Monde" s'est soldé par le génocide et pour les peuples africains par la mise en esclavage.
Singularité des récits dominants
Les Européens ont introduit trois innovations majeures dans la création des grands récits:
- Une théorie de l'humanité, l'humanisme du Siècle dit des Lumières, qui place l'homme au centre de la création et les Européens au centre de ce centre et au sommet de l'évolution humaine.
- Une théorie de l'universel, l'universalisme du même siècle des Lumières, qui transforme le particularisme européen en modèle universel et fait de la trajectoire historique des Européens l'unique voie du destin humain.
- La mise en place d'un système économique qui a fait de la course au profit le principal moteur du développement humain. Mais l'ultime singularité des grands récits européens est l'utilisation de la science pour démontrer leur pertinence et leur légitimité et s'imposer comme des faits incontestables. Le discours scientifique, fondé sur la croyance en l'objectivité, l'expérimentation et la recherche de la vérité, c'est-à-dire des lois immuables de l'univers, de la nature et de la société, est devenu un moyen puissant d'imposer ces récits. Il a cette particularité de disqualifier toutes les autres formes de connaissance comme étant des mythologies, des croyances et des superstitions, réussissant à détrôner les spiritualités et les autres intelligibilités et explications du monde. Qui pourrait résister à cette épistémologie de la vérité et de la connaissance libérée des mythes et des superstitions ? Comment ne pas succomber à des récits qui ont été portés par la puissance des images : la peinture, la photo et surtout le cinéma et la télévision ? Regardez comment les films de Western, les histoires de cowboys et d’indiens ont renversé la culpabilité en transformant des peuples exterminés, en méchants et barbares qui massacraient es pauvres colons européens venus développer ces régions sauvages de l’Ouest. Hollywood réussit le double exploit de se faire beaucoup de l’argent tout en transformant les victimes indiennes en bourreaux de blancs. D'une manière générale, les récits ont une durée de vie limitée et sont modifiés après de grands bouleversements sociopolitiques, économiques ou écologiques. C'est le cas des récits des anciens empires, égyptien, mongol, romain, musulman, pour ne citer que quelques exemples. Mais la puissance des récits européens, a consisté à revendiquer un fondement scientifique pour pouvoir disqualifier tous les autres récits concurrents rejetés dans la catégorie des croyances ou des traditions. De plus, le fait que ces récits aient été portés par un système économique qui est devenu mondial a renforcé leur légitimité et leur pérennité.
Cartes géographiques et visions du monde
Pour comprendre pourquoi il est très difficile de se libérer de ces récits qui façonnent littéralement notre vision du monde, prenons l’exemple des cartographies. La carte la plus courante que nous utilisons encore aujourd’hui est connue sous le nom de "Projection de Mercator":
Créée au milieu XVIe siècle, cette carte illustre la vision euro centrique et incarne les grands récits du "siècle des découvertes". L'Europe, placée au centre, apparaît beaucoup plus grande que sa dimension géographique réelle. La projection de Mercator fait croire par exemple que le Groenland est de plus ou moins de la même taille que l’Afrique alors que le continent africain est en réalité 15 fois plus grand.
La carte appelée « projection de Gall-Peters » élaborée fin du 19eme siècle est considérée comme plus précise et nous offre une autre dimension des continents .
En 1979, l’australien Stuart McArthur apporte deux modifications à la projection de Gall-Peters, renversant littéralement les représentations eurocentristes de la projection de Mercator. D’une part, il change l’orientation de la carte: le Nord se retrouve en bas, et le Sud, en haut. D’autre part, il déplace le cadrage de la carte qui n’est plus centrée sur l’Europe, mais sur l’Australie.
Une carte appeléé AuthaGraph crée en 1999 par le Japonais Hajime Narukawa donne une autre représentation qui est considérée comme la plus réaliste à ce jour puisqu’elle représente le mieux les distances et la taille de chaque pays:
Terminons ce tour du monde avec la projection de Hao Xiaoguang qui a été adoptée en 2013 comme la carte officielle de la République populaire de Chine. Avec sa nouvelle projection verticale, cette carte illustre une vision du monde centrée sur la Chine:
Aucune de ces cartes n’est neutre cartographiquement et chacune incarne des récits et des visions géopolitiques précises. Ces cartes brouillent nos représentations de la géographie du monde et perturbent nos projections personnelles dans l’espace. Elles nous invitent à nous poser des questions dérangeantes. Pourquoi la projection de Mercator est-elle encore la plus utilisée ? Pourquoi des cartes considérées plus justes ne sont pas adoptées, du moins par les peuples qui ont souffert des biais de ces représentations cartographiques ? C’est le même gène et malaise que nous ressentons lorsque nous sommes confrontés à des perspectives et des paradigmes qui chamboulent des perspectives et des paradigmes auxquels nous sommes habitués. Ce que nous voyons quand nous changeons de lunettes épistémologiques et paradigmatiques nous déstabilisent car nous n’aimons pas changer nos certitudes. C'est l'une des raisons pour laquelle les récits euro centriques continuent de prévaloir dans le monde depuis le XVIe siècle, malgré la fin de l'esclavage et de la colonisation et malgré l'émergence d'autres nations puissantes avec leurs propres récits sur leurs trajectoires.
Déconstruire pour réparer
Sans un travail systématique de questionnement et de déconstruction, ces récits continueront à décourager un dialogue honnête et serein entre les peuples pour transcender les traumatismes et les blessures du passé. La réaction qui consiste à qualifier de « wokisme » toute approche critique des récits et du langage hérités des injustices du passé, n’est qu’une fuite en avant. Cela n’aide pas à engager ce débat pourtant si nécessaire pour la paix, la réconciliation et la guérison dans nos sociétés multiculturelles, post-esclavagistes et post coloniales.
Pour engager ce dialogue, il est important de comprendre et connaitre les implications cognitives des récits dominants. En effet, les récits ne sont pas seulement des histoires que nous nous racontons pour nous glorifier et justifier nos droits sur les autres et sur la nature. Ils impliquent également tout un processus de raisonnement qui structure notre pensée et notre cosmovision à travers notamment les perspectives, les catégories, les paradigmes et le langage que nous utilisons. C’est ce qui nous a fait pousser de développer un glossaire listant ces biais cognitifs, dans le cadre de la seconde phase du projet de l’Histoire générale de l’Afrique de l’UNESCO que j’ai l’honneur de diriger pendant un moment. Plutôt que d’établir une longue liste de termes à décoloniser qui serait infinie, nous avons opté pour la définition d’une méthodologie d’analyse critique qui permet d’identifier les perspectives, les paradigmes, les concepts et les termes qui posent problème et leur trouver des équivalents plus appropriés.
Parmi les perspectives portant par les récits eurocentristes qui méritent d’être déconstruites tant elles véhiculent des implications géopolitiques problématiques, on peut citer les suivantes :
- l’exceptionnalité de l'Europe, née du miracle grec, civilisation qui aurait émergé spontanément sur les rivages de la mer Égée, sans référence à l'influence de l'Égypte, pourtant clairement attestée par les auteurs grecs eux-mêmes dans leurs écrits.
- Le "Siècle des Lumières", dont l'apport à l'humanité aurait conféré aux Européens le droit d'être les plus qualifiés à parler au nom de l'universalisme, de l'humanisme et des droits de l'homme;
- La "mission civilisatrice" de l'Europe, qui aurait permis d’ouvrir, malgré ses excès, des nouveaux horizons aux autres peuples du monde en les reliant au mouvement du progrès ;
- Le capitalisme et la démocratie libérale, considérées comme moteur de la modernité, elle-même symbole du progrès humain et comme les moins pires des choix pour l'humanité qui, de toute façon, n’a plus d’autre choix aujourd’hui que d’apprendre à les assimiler et à les adopter. Le langage que nous utilisons pour décrire le monde est le produit des récits qui nous ont été inculqués. La plupart des discours dominants, qu'ils soient scientifiques, littéraires, médiatiques, pédagogiques ou technologiques, hérités de l'histoire de l'esclavage, de la colonisation ou de la domination géopolitique contemporaine, ont été scellés dans un langage. Le cinéma, la littérature, les médias, les musées et les programmes scolaires continuent de forger ce vocabulaire qui soutient et reproduit les récits dominants.
Histoire générale de l’Afrique : un autre récit du continent
La transformation des récits qui perpétuent les colonialités du pouvoir, du savoir et de l'être nécessite une analyse critique et axiologique des terminologies utilisées. C’est cet effort que les auteurs des huit volumes ( bientôt 11 volumes) de l'Histoire générale de l'Afrique de l'UNESCO ont effectué afin de remettre en question les récits historiques dominants et le langage utilisé.
Plus de 350 historiens et autres chercheurs ont entrepris un travail remarquable pendant plus de 35 ans pour rectifier l'image déformée du passé et des cultures de l'Afrique, de démanteler les préjugés raciaux sur les personnes d'ascendance africaine et déconstruire de manière rigoureuse un certain nombre de paradigmes sur l'Afrique:
- Le paradigme de la séparation entre l'Afrique noire et l'Afrique du Nord, délimitée par le grand désert du Sahara qui n'a jamais été une barrière mais plutôt un espace vivant de contact et d'échange entre les peuples du nord et du sud du continent.
- Le paradigme d'un continent réceptacle des influences d'autres civilisations ; en fait, les civilisations les plus anciennes, y compris l'Égypte ancienne, ont trouvé leur origine et leur inspiration dans les peuples africains eux-mêmes.
- Le paradigme d'un continent figé dans ses traditions jusqu'à l'arrivée des Européens : en fait, l'Afrique possède sa propre chronologie qui démontre les changements continus qu'elle a connus depuis la création de ses premières civilisations.
- Le paradigme d'un continent isolé, contraint par les forêts tropicales, le Sahara et les océans; en fait, l'Afrique a été très tôt en contact avec l'Asie, le Moyen-Orient, l'Europe et même les Amériques, avant l'arrivée des Européens.
Imaginer des récits alternatifs
La transformation des récits dominants est une condition préalable à tout processus de dialogue, de guérison et de réconciliation. En effet, nous ne pourrons pas guérir si nous continuons à utiliser le même langage qui a fait du mal. Nous ne pouvons pas guérir si nous continuons à rester dans le même paradigme et la même perspective qui ont généré le langage qui a déshumanisé des êtres humains. Nous ne pouvons pas lutter contre le racisme et la discrimination sans changer le vocabulaire par lequel les préjugés raciaux s’expriment. Il ne s'agit pas ici d'un changement sémantique, mais d'une question d’éthique, de justice et de réparation. Guérir des traumatismes du passé implique de se libérer des récits qui les perpétuent et de leurs terminologies qui les rappellent.
Mais le problème auquel se confrontent toutes les bonnes volontés, c’est que nous ne pouvons pas changer ces récits et ces terminologies sans changer le système qui les a produits et qui continue de les générer de manière structurelle. Nous sommes confrontés donc à un problème d’ordre structurel et systémique. La déconstruction des récits dominants appelle par conséquent à un combat multidimensionnel qui n’est pas seulement épistémologique, philosophique, conceptuel, mais aussi politique, socio-économique, culturels et éducatifs. Tous les espaces publics où les nations élaborent et expriment leurs récits sont interpellés par ce combat.
Toute démarche de transformation des narratives dominants revient donc à la nécessité de déconstruire d’abord et avant tout les mythes et les principes fondateurs du système de prédation qui favorise la déshumanisation des humains et l'instrumentalisation de la nature, à savoir le système capitaliste qui s’est construit sur un ordre racial qui lui-même repose sur des récits justifiant la hiérarchie des individues, des races et des cultures.
Cette démarche de transformation doit être engagée non seulement par les peuples qui subissent les conséquences des héritages d’injustice mais aussi par les descendants de ceux qui ont bénéficié de l’esclavage et de la colonisation. C’est un combat incontournable pour tout projet sérieux visant à faciliter la justice sociale, la réconciliation, guérison collective et le bien-être commun.
C’est un combat à mener ensemble pour imaginer des récits alternatifs qui ne soient pas fondés sur des paradigmes de domination, d’exploitation et de hiérarchie. Des récits alternatifs pour restaurer notre humanité et le relier au reste de la création et à ce qui nous dépasse et définir des nouvelles utopies pour nos sociétés humaines minées par le nihilisme.
Ali Moussa Iye
Co-Fondateur Afrospectives | Anthropologue Politique
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